11 février, 2018

Dandysme ou grève du zèle !


Je suis stupéfait de constater dans ma clientèle que les éléments les plus brillants sont "en réserve de la république"; se contentant de fonctions subalternes dans lesquelles ils visent surtout à maximaliser leur taux horaire.

Aucun de ces THQI, comme on doit les appeler maintenant, ne semble vouloir se diriger vers des fonctions prestigieuses ou des emplois nécessitant l'encadrement d'autres personnes. Chacun d'eux semble avoir bâti sa petite thébaïde d'où il ne souhaite pas sortir. Il s'agit généralement de postes sans gloire mais relativement bien rémunéré dans lesquels ils se sentent à l'aise au bout de deux mois, ce qui ne réclame de leur part pour fonctionner que d'utiliser trente pour cent de leurs capacités intellectuelles.

Et les soixante-dix pour cent restant me direz vous ? Et bien le reste de leur intelligence se dissipe en occupations diverses et variées. Ce que je nomme pour ma part mes lubies. Cela va de l'apprentissage du théorbe pour l'un d'eux à la maitrise de l'aztèque pour un autre à moins que ce ne soit la perte de temps sur des forums divers et variés.

Pas un ne s'engage en politique même si tous s'y intéressent. Non, tels des chiens ou des chats de races dédaigneux, ils approchent leurs truffes délicates de ce que leur offre la société avant de s'en éloigner prestement, offusqués qu'on ait pu leur proposer pareille pitance.

Ne méprisant aucunement autrui mais se résignant à sculpter leur individualité, mes THQI, tels des dandies de la belle époque adoptent une grandeur sans conviction. Se détournant de se ce monde matérialiste et bourgeois qui ne saurait les contenter, ils se résignent à vivoter chichement, se contentant de picorer ça et là quelques miettes de plaisirs intellectuels.

Comme le dit fort justement Baudelaire : « Le dandysme apparaît surtout aux époques transitoires où la démocratie n’est que partiellement chancelante et avilie ». Baudelaire ajoute ensuite : « dans le trouble de ces époques quelques hommes déclassés, dégoûtés, désœuvrés, mais tous riches de force native, peuvent concevoir le projet de fonder une espèce nouvelle d’aristocratie (…) le dandysme est le dernier éclat d’héroïsme dans les décadences ». 

C'est évidemment très joliment dit et assez juste. Aucun d'eux ne saurait répondre aux critères de dépression tels que les envisage l'imparfait DSM. J'ai parfois l'impression qu'ils viennent me voir pour se rassurer de n'être pas unique ou totalement inadaptés. Et sans doute que ma manière de les traiter, sans jamais les juger, fait que je réussisse assez bien avec cette curieuse mais charmante clientèle. 

Dédaignant autant les postes de mercantis cupides autant que ceux de consultants stupides, ils errent dans la vie à la recherche d'un port. Ce port n'est bien souvent qu'une anse plaisante à l'abri des vents ou des courants de l'époque; dans laquelle ils passeront leur vie. Sans doute que chacun d'eux attend secrètement La mission qui vaudrait la peine d'appareiller et d'atteindre la pleine mer. Mais comme elle ne vient pas, ils se contentent de survivre. 

Leur vie n'a rien d'un calvaire ! Suffisamment intelligents et structurés, ils font en sorte de se mettre à l'abri du moindre risque comme du oindre coup d'éclat. Un toit sur la tête, de la nourriture dans leur assiette et les voici contents pourvu qu'ils puissent disposer de temps pour mener à bien leurs recherches singulières. Car finalement, la seule richesse qu'ils amassent et capitalisent, la seule qui ait de la valeur à leurs yeux, c'est le temps.

Comme me le disait hier un de ces jeunes THQI, tout juste âgé de vingt-sept ans : "Les éléments brillants ne veulent plus utiliser leurs ressources pour porter sur leur dos un monde d'ingrats autosatisfaits. Dès lors, ils prennent un peu de plaisir à le saboter, et espèrent secrètement qu'au bord de la mort, les ingrats sauront enfin les appeler".

J'ai trouvé ça très juste. Que puis-je pour eux ? A la vérité pas grand chose puisqu'ils ont parfaitement compris le fonctionnement du monde. Lucides à l'excès, je ne peux exiger d'eux qu'ils accèdent à la cécité pour jouer un jeu qu'ils exècrent. Alors je discute, je peux parfois les rassurer. Il m'arrive aussi de les mettre en rapport les uns avec les autres afin qu'ils constatent qu'ils ne sont pas uniques et que ce qui apparaitrait comme de la bizarrerie pour beaucoup est une norme dans certains groupes.

Je crois que je dois beaucoup de mon équilibre mental à leur fréquentation. Ils sont aussi intelligents qu'ils sont apaisants. Ne rien chercher est une saine quête.

Sur ce sujet, voici un joli texte érudit sans être pesant. Après la "grandeur sans conviction", l'idée d'une "magnificence tragique" est plutôt bien trouvée.